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Oubliée durant presque tout le xxe siècle, la castagna a
fini par reconquérir les tables et les cœurs. Pains, gâteaux,
eau-de-vie, foie gras... elle vient parer les meilleurs mets de sa
douce saveur
Jours tranquilles à Rusio, petit village aux confins de la
Castagniccia, à 60 kilomètres au sud de Bastia. Sur le bord de la
route, quelques femmes bavardent. Jupes noires, corsages noirs,
rires clairs. On tente de surprendre dans les ruelles, sur les
balcons, des voix d'hommes entonnant des nanne (berceuses) ou des
complaintes. Car à Rusio - haut lieu de la polyphonie corse - on
chante, merveilleusement bien. Plus inattendu en revanche est le
retour au village, depuis trois ans, de la châtaigne. Et la saison
de la récolte a beau être loin, un parfum doux et sucré flotte
encore dans l'air. |
"Ce doit être l'odeur qui imprègne la pierre de ce petit four
communal, remarque Pierre Pastinelli, jeune agriculteur exploitant. Les
anciens ont toujours utilisé cet âtre. Depuis quelque temps, il sert
davantage. On y passe les châtaignes, avant de les transporter au
moulin, ou on y enfourne les pisticcine, des galettes à la farine de
châtaigne." La castagna, en Corse et surtout dans cette région, c'est
une longue histoire. Elle a eu son âge d'or, du XVIe au XVIIIe siècle.
Mais les années 1900 ont tout emporté: la maladie de l'encre, le départ
des hommes pour le front, pendant la Grande Guerre, et, plus tard,
l'exode rural. Pourtant, dans les années 1980, l'exploitation des
châtaigneraies a repris, pour connaître un renouveau vers 1995. Hier
encore assureur, Pierre Pastinelli, 41 ans, a tout laissé tomber en 1999
pour se consacrer à ce fruit magique. Avec son associé, Frédéric
Moretti, et une vingtaine d'autres exploitants, il incarne à merveille
le renouveau de la profession. Car, depuis quelques années, le paysage
"castanéicole" a pris un sérieux coup de jeune. L'âge moyen des
exploitants (la plupart en pluri-activité) est passé en dix ans de 50 à
38 ans, les nouvelles installations se sont multipliées et les
plantations ont retrouvé des forces. "200 hectares ont été rénovés entre
1997 et 2001; ils devraient devenir productifs cet hiver", espère
Pastinelli. 200 hectares, évidemment, c'est peu au regard du travail à
accomplir: 6 000 hectares sont encore récupérables. Mais, malgré tout,
les choses avancent."La profession s'est effectivement structurée et
professionnalisée", confirment Patricia Cesari et Patrick Arrighi,
techniciens agricoles à la chambre d'agriculture de Haute-Corse.
D'autres évolutions se profilent, avec l'obtention très attendue de
l'AOC "Farine de châtaigne corse". Considéré longtemps comme l'arbre du
pauvre, le châtaignier a reconquis les tables et les cœurs. La castagna
s'impose désormais dans les menus des aubergistes, à côté du lonzu, du
sanglier et du broccio. Les boulangers de Saint-Florent et de Corte la
déclinent en pains, mousses et gâteaux. Les "castanéiculteurs" déploient
des trésors d'imagination: à côté de la farine - produit phare de la
filière - sont apparus la bière, l'eau-de-vie, les muffins et même le
foie gras aux châtaignes (les canards sont gavés dans le Sud-Ouest avec
du mascata, un mélange de maïs et de châtaignes). Quant aux marrons
glacés, ils pourraient bien, à long terme, détrôner ceux des Italiens,
qui détiennent un quasi-monopole. Des actions coups de pouce ont, en
outre, aidé à redorer l'image du produit: en 1998, Air France a confié à
Cucina corsa, une association pour le renouveau de la cuisine corse
présidée par Vincent Tabarani, le soin de livrer sur les long-courriers
et les vols Concorde 50 000 plateaux dotés de tarte aux pommes à la
farine de châtaigne. Un an plus tard, une équipe de cosmonautes
franco-russe s'est envolée de Baïkonour avec, en stock, des conserves de
veau au miel corse et de flan à la châtaigne..."Le marché existe, même
si le kilo de farine se vend assez cher, autour de 7 euros. Nous avons
même du mal à répondre à la demande. Notre production totale annuelle
n'excède pas les 350 tonnes. Moi-même, en février, j'avais déjà tout
vendu et je n'ai pas de stock", confie Pierre Pastinelli. Les raisons de
ce faible rendement? La taille des exploitations - souvent modeste -
mais aussi le mode de production lui-même. Malgré les avancées
techniques, la castanéiculture reste - tant mieux pour le consommateur -
profondément artisanale. Un travail minitieux qu'opèrent, au fil des
saisons, quelque 70 producteurs. Première étape: la récolte, avec les
filets de ramassage ou, plus sophistiqué, les récolteuses-ébogueuses.
Ensuite viennent le séchage, le décorticage, le tri manuel et la
mouture. Pour le séchage, à chacun sa méthode: à air pulsé pour les
"modernes", au feu de bois pour les "anciens". "Pour ma part, j'ai
choisi de perpétuer la tradition, précise Felice Tomasi, ancien
commerçant reconverti depuis cinq ans. Le séchoir que je suis en train
de construire est d'inspiration traditionnelle. Dans la pièce du bas,
j'allume le feu. Dans la pièce du haut, je dispose les châtaignes sur
une claie de bois."Objectif à court terme de Felice: un moulin. Ah! les
moulins! ils deviennent très tendance… Alors que jadis les producteurs
apportaient leur récolte à un meunier, la nouvelle génération veut
posséder sa propre unité. Et n'hésite pas pour cela à casser sa
tirelire. L'investissement sera-t-il rentable pour autant? Rien de
garanti. Car après l'embellie menacent les nuages. "Nous avons
bénéficié, de 1994 à 1999, d'aides importantes allouées par l'Odarc,
l'office de développement agricole et rural de la Corse. Mais le nouveau
contrat-plan Etat-région-Europe 2000-2006, infiniment moins favorable,
remet tous nos acquis en question", regrette Pasquin Flori, président du
Groupement régional des producteurs et transformateurs de châtaignes et
de marrons de Corse. Mais les Corses sont têtus, comme l'on sait. Et,
bon an mal an, ils œuvrent pour que d'autres jeunes s'installent et que
continue à vivre le castagnu. D'ailleurs, leurs idées ont fait des
émules: les producteurs de noisettes... Bien sûr, la filière est encore
balbutiante: seuls 2 exploitants sur 10 vivent grosso modo de leur
activité. Mais, déjà regroupés autour d'un syndicat et d'une coopérative
bio, ils rêvent d'AOC, de moulins et même d'un centre agroalimentaire
100% noisette…
Par
Thérèse Rocher pour l'Express
Pour acheter de la farine de châtaigne :
Stéphane Guerini, Loriani, San-Lorenzo, 04-95-47-62-37.
Pierre Pastinelli et Frédéric Moretti, Gaec San Cervone, Rusio.
Liste des points de vente au 04-95-48-43-29.
Pasquin Flori et Jean-Yves Acquaviva, moulin de Lozzi, Lozzi,
04-95-48-09-08.
Pour découvrir des produits à base de châtaigne Nicolas Ovestre
et Jean-Marie Vecchioni, U Muntalinu, Campile, 06-13-08-30-13.
Farine et biscuits. Auguste Gégère, Ghisonaccia, 04-95-57-87-12.
Farine et foie gras.
RECETTE DU BAVAROIS À LA FARINE DE CHÂTAIGNE
Recette de Vincent Tabarani, président de l'association Cucina
corsa
Pour 6 personnes : 5 feuilles de gélatine; 50 g de farine de châtaigne;
80 g de sucre; 3 jaunes d'œufs; Zeste d'orange; 5 dl de lait de chèvre
ou de brebis.
Finition et décor : 6 dl de crème fraîche liquide; 150 g de broccio
frais; 50 g de sucre; 2 cl d'eau-de-vie de châtaigne; 100 g de brisures
de marrons glacés;6 marrons au sirop; Fraises, feuilles de menthe
et zestes d'agrumes confits.
Réaliser une crème pâtissière à la farine de châtaigne et faire tremper
les feuilles de gélatine dans l'eau froide. - Porter le lait à ébullition.
- Travailler les jaunes d'œufs et le sucre, puis adjoindre la farine
et le zeste d'orange râpé. - Verser doucement le lait bouillant, cuire
sur feu doux 2 à 3 minutes en remuant. - Egoutter, ajouter les feuilles
de gélatine et laisser refroidir. Fouetter la crème fraîche. Mélanger
le broccio, l'eau-de-vie et le sucre avec un fouet. Dès que la crème
est refroidie, incorporer la préparation au broccio, la crème fouettée,
les brisures de marrons glacés, mouler le bavarois et laisser prendre
au froid. Démouler et décorer avec marrons glacés, feuilles de menthe,
zestes d'agrumes confits... Servir avec un caramel aux agrumes.